La politique en Afrique, et particulièrement au Sénégal, doit opérer un changement de paradigme profond. Trop souvent, l’action politique se résume à une posture d’opposition systématique : critiquer le régime en place, capter la frustration populaire, entretenir une rhétorique de rupture sans jamais proposer une véritable alternative. Cette approche, hélas dominante, a conduit à des alternances politiques sans changement structurel — des changements de visages sans changement de vision.
Les démocraties africaines sont ainsi prises dans une spirale de stagnation : à défaut d’une classe politique préparée, porteuse de projets structurants, l’alternance devient un simple recyclage d’ambitions personnelles. Or, comme l’a souligné Joseph Ki-Zerbo, « on ne développe pas, on se développe » : cela suppose une volonté, une capacité, mais aussi une méthode.
S’opposer ne suffit plus : il faut se préparer à gouverner. Cette maxime devrait être la boussole de toute formation ou personnalité politique aspirant à diriger un pays africain. L’accès au pouvoir ne devrait pas être l’aboutissement d’un rejet, mais l’aboutissement d’un projet. La conquête du pouvoir ne doit plus être un objectif en soi, mais un moyen au service d’une transformation profonde des sociétés africaines.
Dans cette perspective, les périodes hors pouvoir doivent être mises à profit comme un temps de travail intensif. Il s’agit pour les partis et les leaders politiques de :
Clarifier leur vision du développement, sur la base d’un diagnostic lucide des défis nationaux et mondiaux ;
Élaborer des programmes détaillés, déclinés en plans d’actions sectoriels, adossés à des calendriers et des budgets crédibles ;
Préparer leur diplomatie, en s’initiant aux enjeux géopolitiques, aux dynamiques régionales et aux mécanismes de la gouvernance économique mondiale ;
Tisser des réseaux, s’ouvrir aux diasporas, dialoguer avec les institutions internationales, s’approprier les codes des marchés financiers ;
Maîtriser les rouages de l’administration nationale, en étudiant ses forces, ses inerties et ses procédures, pour mieux la réformer de l’intérieur ;
Suivre attentivement les politiques publiques en cours, non pour les démolir dans un réflexe d’opposition pavlovienne, mais pour les comprendre, les critiquer de façon constructive et proposer des améliorations.
Gouverner, ce n’est pas seulement incarner une autorité. C’est produire des normes : lois, décrets, arrêtés, circulaires. Il faut donc anticiper cette phase normative, rédiger des projets de textes, consulter des experts, tester des hypothèses. Comme l’écrit Max Weber dans Le Savant et le Politique, « la politique est un lent et patient percement de planches dures ». Elle exige rigueur, endurance, stratégie.
Ce travail de fond suppose également que les partis politiques se réinventent : finis les partis-personnes et les formations clientélistes. Il faut construire de véritables partis de développement, adossés à une intelligentsia mobilisée et à une technocratie compétente, capables de penser et de mettre en œuvre des transformations de long terme.
Les formations politiques en Afrique devraient même s’inspirer des pratiques des démocraties avancées, notamment la mise en place de « shadow cabinets » (gouvernements fantômes), qui consistent à s’organiser en réplique sde gouvernements avec des portefeuilles clairs et des programmes sectoriels, permettant ainsi d’affûter la préparation à la gouvernance et d’offrir aux citoyens une alternative crédible et détaillée.
La politique doit abandonner le monopole de la critique. La dénonciation et la contestation doivent être prises en charge par la société civile, les intellectuels, les universitaires et les journalistes, dans leur rôle de vigie. Aux politiques revient la tâche plus difficile : celle de proposer, d’anticiper, d’élaborer, de convaincre.
En somme, l’Afrique n’a plus besoin d’opposants, mais de bâtisseurs. Le Sénégal, à l’instar de ses pairs africains, ne doit plus subir des alternances sans alternatives. Il est temps d’exiger des leaders capables de préparer l’avenir, non pas dans l’improvisation post-électorale, mais dans une maturation en amont. C’est à cette condition que la démocratie africaine passera de la simple compétition pour le pouvoir à une véritable gouvernance transformatrice.
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