Visage dur, ton sentencieux et amer, hoquets virils et surenchère à l’autorité. C’est ainsi qu’est apparu le Premier ministre sénégalais, Ousmane Sonko, devant les membres de son parti dans une adresse pour le moins surréaliste. Sur le fond du propos, guère mieux. Pêle-mêle, cibles de son acrimonie : les magistrats insoumis, entraves désignées à l’assainissement affiché en ambition du pouvoir, jadis qualifiés de lâches, dont certains purgés pour ces griefs en début de mandature. Pas en reste : la société civile, clientéliste et sous le démon d’influences extérieures, menacée d’être mise à la diète financière – ses membres, eux, qualifiés de fumiers. Autre cible notable : les cadres de son propre parti Pastef, taclés car ingrats et en voie d’embourgeoisement. Et pour couronner la généreuse distribution : une interpellation directe et martiale, tenant du sermon voire de la menace, du président de la République Bassirou Diomaye Faye, sommé d’intervenir plus sévèrement contre pléthore de contempteurs, insulteurs, et reliques de l’ancien régime attelés à acculer le Premier ministre.

Seul en scène, Ousmane Sonko redéfinit un cap, appelle à un retour aux fondements de son « projet », et fustige l’allégeance encore molle à sa personne, le peu de soutien des siens, et le manque de célérité du président, le rendant ainsi « empêché de gouverner ». Tableau à peine exhaustif d’un gladiateur au pouvoir mais qui estime ne pas suffisamment en disposer.

Ziguinchor, le laboratoire gronde
Un propos qui étonne voire agace tant l’état du pays est préoccupant. La rue ne se prive pas de crier sa colère. Amorce d’une grogne réelle. Dans une ville comme Ziguinchor, son laboratoire politique en tant que maire, la défiance n’est plus silencieuse. Rencontrés au printemps dernier, nombreux sont les taximen, jeunes étudiants, ou citoyens qui enfourchent la même acrimonie pour appeler à moins de bavardage et à plus de travail. Dans cette région, base électorale forte, où il s’était réfugié lors de ses ennuis avec la justice et surtout avec Macky Sall, l’inversion perceptible du sentiment de soutien, qui semblait pourtant indéfectible, est éloquente pour mesurer les impasses du régime.

Même énergie atone et amère sur les marchés à Dakar, dans les assemblées publiques, formelles ou informelles, où un malaise prend forme. Se serait-on trompé sur Pastef ? Murmure tenace qui s’étend, même si encore embryonnaire. Le moins que l’on puisse dire est que les déceptions commencent à poindre. Clignotants économiques au rouge, cacophonie au sommet de l’État, élan conservateur envers les femmes et leur vêture, propos martiaux et inquisitoriaux, soupçon non étayé jeté sur nombre d’opérateurs : le grand espoir soulevé retombe.

Dans le même temps tous les démons de Pastef, que la dynamique révolutionnaire pouvait écraser ou taire, rejaillissent sur un parti dont la radicalité constitutive ne cessera de grandir tant que la météo économique restera ennuagée. Horizon sombre d’autant plus que rien n’indique une éclaircie à venir, pour preuve la deuxième baisse récente de la note économique du pays par les agences de notations. Dans à ce contexte morose, ce pouvoir qui s’acharne à rester centré sur un parti et sur une personne est d’autant plus incompréhensible.

Le crash-test du pouvoir
Pour tempérer cet étonnement, il faut ramener de la perspective, et comprendre que ramené à ses propres standards, dans la grammaire politique d’Ousmane Sonko, l’exercice de l’attaque frontale n’est pas nouveau. Il est coutumier de ces manœuvres, plébiscitées par ses partisans, et décriées par les autres. Devant ce parterre du conseil national de son parti, membres interdits et à l’applaudimètre saccadé par une tétanie perceptible, le Premier ministre a trahi un secret pourtant ébruité depuis des mois : celui des jours intranquilles au pouvoir. Il met en lumière la genèse d’un malaise, moins vis-à-vis du président lui-même, qu’émanant d’une impression diffuse : celle d’une impuissance devant les urgences nombreuses, impuissance due a minima à une impréparation, au pire à une incompétence, sur lit de conjoncture défavorable alourdie par le passif de l’ancien régime.

Si la séquence a été relayée à grand bruit médiatique, surcommentée, ouvrant sur la possibilité d’une querelle au sommet voire sur l’esquisse d’un schisme, il serait pourtant bien hâtif de lui prêter un caractère prédictif ou une vertu révélatrice. La suranalyser serait abonder, à partir d’une matière très partielle, sur la voie psychologisante. La séquence donne en revanche à analyser finement les jours fébriles d’un pouvoir aux manettes depuis 15 mois. Tandem exécutif triomphalement élu et qui pourtant n’aura pas le temps pour allié, et dont une partie de l’ADN populiste achoppe au révélateur du crash test du pouvoir. Et pour cause, la séquence 2021 – 2024 au Sénégal n’a pas encore été soldée, ni suffisamment documentée pour offrir les bases d’une réelle unité post-traumatique. Elle reste l’abcès qui peut gangrener tous les élans. Cette entaille reste vive, et ses angles morts – les soupçons, la part de désir de vengeance, le tout coiffé par une loi d’amnistie et toute la farce de son abrogation partielle retoquée par le conseil constitutionnel – ont fait naître un doute sur les intentions réelles du pouvoir désormais en place.

Identité trouble d’un jeune parti
Il serait bien sûr précoce de disqualifier Pastef, comme s’y emploie une opposition qui cherche toute ouverture pour les accabler, recourant au besoin à la malveillance, sinon à l’amnésie de ses propres forfaits. Il a été tout aussi précoce de verser dans un romantisme élogieux sur la « révolution », en passant outre une série de problèmes sérieux dans son rapport conflictuel aux institutions. Héritant d’un pays en difficulté, endetté, fragilisé par un climat politique polarisé, miné par la fin de règne despotique de Macky Sall, il était naturellement impossible au nouveau pouvoir d’obtenir des résultats instantanés, malgré les imprudences des déclarations passées du Premier ministre. Il était toutefois attendu de Pastef de la grandeur, d’assainir un lexique, de remiser les rancœurs, d’inclure, de taire une inclination radicale, d’embrasser une ingénierie politique et d’administrer par l’exemple et moins par le slogan. En somme de gouverner, au sens responsable du mot.
Sur une formidable plateforme de légitimité, porté par un élan salué dans le monde, avec l’appui de la jeunesse, jouissant d’un sursis d’état de grâce, avec une constante popularité, quelques choix incompréhensibles sont venus jeter le doute sur le jeune pouvoir, voire ouvrir pour la possibilité du reniement. Nominations partisanes dans la pure tradition politique sénégalaise, double standard quant à la reddition de compte des incriminés, promotion de profils à contre-emploi à des postes importants, reconduite d’agences budgétivores, climat inquisitorial, et implacable miroir des promesses reniées par ces VAR cruelles : l’anti-systémisme a donné lieu à une réplique du système, revêtant tout juste des couleurs différentes. Mais bien plus regrettable, une conception amère du pouvoir, tranchant avec l’allégresse de la victoire. Cet Etat-Pastef a eu ses thuriféraires, et le primat de la compétence sur l’appartenance, belle aspiration de rupture hélas vite sabordée, a été le premier fracas d’une dédite.

Cela repose la question de l’identité de ce jeune parti. Véritable Patchwork depuis sa formation et lors de son évolution, entre son noyau dur de fonctionnaires des impôts aux tentations néopuritaines, vieux marxistes qui ont trouvé un nouveau véhicule de leur aspiration, jeunesse déshéritée, jeunes diplômés diasporiques en quête de meilleur avenir, universitaires plus pointus, déçus de Macky Sall, et indécis qui ont basculé. Sacré attelage ! Conservateurs et progressistes, libéraux et marxistes, des contradictions qui impactent les lignes politiques et dévident des notions comme le souverainisme, mantra surutilisé mais fébrile à l’épreuve des faits. Pour preuve, cette scène irréelle du président Bassirou Diomaye Faye en position d’allégeance face à Donald Trump. Pourtant quelques jours avant, on pouvait noter la sortie gaillarde de Ousmane Sonko contre les mêmes USA, à la suite de leur refus de visa pour les basketteuses sénégalaises. Même essoufflement de cette ligne de « révolution pragmatique » dans les relations avec la France, avec la verdeur des discours et la réalité moins assumée des coulisses. Sur tous les fronts, diplomatie régionale comme internationale, aucun véritable acquis solide, plutôt des tâtonnements.

Quand la radicalité devient un piège
Il n’est bien sûr pas trop tard pour que Pastef rectifie le tir. Quinze mois ne suffisent pour un procès définitif, cela va sans dire. Il faut saluer toute volonté de redresser et de rectitude comme l’enseigne leur mantra Jub Jubbal Jubbanti. Cela se fera par une gouvernance apaisée, inspirée, pas uniquement tournée vers le passé. Il leur faudra beaucoup d’humilité, d’élégance morale, d’intelligence diplomatique, et de respect de la démocratie souvent décriée et qui pourtant les a portés au pouvoir. Mais cela se fera nécessairement par une réforme de Pastef, par l’apurement des passifs populistes qui ont ciblé nombre de partenaires potentiels, le FMI entre autres, et par la constante volonté de s’amender pour concilier l’élan de transformation et la traque des responsables de malversations financières.

La récente sortie d’Ousmane Sonko n’aide pas, et elle doit être lue à cette aune. Elle est grave par son ton guerrier et le message qu’il véhicule. Les recettes d’opposants ne font pas celles de gouvernance, et on est Premier ministre d’un pays, pas d’un parti – quoiqu’en disent nombre d’irréductibles sur un parti qui serait un ovni auquel on ne pourrait appliquer aucune analyse fonctionnelle. Cette galvanisation constante, sous prétexte de ne pas se couper des masses, est une recette éprouvée de démagogie. Cette surenchère de radicalité malvenue, et une conception du pouvoir liberticide, avec nombre de chroniqueurs arrêtés et emprisonnés pour des délits d’opinion, sont les germes d’autoritarisme précoces. Comme si en être victime n’avait pas été un enseignement. C’est probablement le raté le plus inquiétant : le plus grand mérite de Pastef est d’avoir intéressé les jeunes à la politique, à sa technicité, en cassant les dévolutions d’apparatchiks et en créant la possibilité d’ascensions de sans-grade et sans diplômes. Une inclusion en somme, de profils nouveaux qui se détournent des lieux habituels de la politique. Et ce sont eux qu’ils ciblent aujourd’hui, dans une facilité à incarcérer déconcertante, et un climat de tétanie à émettre des critiques jusqu’à une forme de morosité intellectuelle intérieure.

Ces différents défis sont cruciaux pour la scène politique sénégalaise. Pour Pastef d’abord, au pouvoir et seul comptable. Pour l’opposition ensuite, avec pour charge d’y contribuer, aux intellectuels de ne pas se taire, et à chacun faire amende honorable. Président par défaut, sous l’ombre écrasante du vrai artisan de la victoire, avec les péripéties du pouvoir, il est commun de voir émerger des conflits d’ego et dette de gratitude à la tête de l’État. Au tandem d’éviter le venin et de ne pas abîmer la chance qui leur est donnée, fragile mais encore bien réelle, d’écrire une belle page de l’Histoire du pays.
À deux et complices, c’était déjà difficile. Avec une rupture franche, ce serait l’amorce de brutales désillusions.

* Journaliste, écrivain et docteur en sociologie sénégalais né en 1988, Elgas est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont Un Dieu et des mœurs (carnet de voyage, 2015), Mâle Noir (roman, 2021), Fadilou Diop, un Juste (biographie, 2021), Inventaire des idoles (chroniques, 2022) et Les Bons Ressentiments (essai, 2023), texte cinglant sur le malaise post-colonial. Il anime également l’émission Afrique, mémoires d’un continent sur RFI.
 

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