Pour analyser ce phénomène, il faut comprendre qu’il ne s’agit pas d’un simple changement de décor ou d’esthétique. Nous avons affaire à un détournement de sens, à une mutation de l’objet social et spirituel du Magal. Le détour critique s’impose car ce glissement ne peut être réduit à une anecdote. Il relève de ce que Max Weber nomme l’orientation aux valeurs (Wertorientierung), c’est-à-dire l’ensemble des motivations, souvent irrationnelles mais socialement structurées, qui guident l’action humaine. Dans la perspective wébérienne, le Magal n’est pas seulement un rassemblement : il est une orientation sociale vers des valeurs transcendantes (la foi, le sacrifice, la fidélité au marabout, la quête d’élévation). Or, ce que nous observons aujourd’hui est une translation : les valeurs spirituelles se trouvent progressivement concurrencées par des valeurs spectaculaires (la visibilité médiatique, la notoriété, la consommation ostentatoire, l’influence sociale). La croisettisation du Magal, telle qu’elle est nommée, est le signe d’un changement dans l’orientation axiologique des acteurs sociaux qui participent à l’événement.
L’histoire des religions montre que tout rituel, lorsqu’il atteint une ampleur massive, est menacé par sa propre spectacularisation. Le pèlerinage de La Mecque, autrefois purement spirituel, s’est vu progressivement infiltré par les logiques commerciales mondiales, transformant les alentours des lieux saints en espaces de consommation. De la même manière, le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle est devenu une industrie touristique. Ce que vit Touba aujourd’hui, c’est cette tension permanente entre le sacré et le profane, entre la quête de Dieu et la quête de visibilité. Mais ce qui distingue le cas mouride, c’est l’extraterritorialité de sa phénoménologie sociale. Le mouridisme, depuis sa fondation, a toujours revendiqué une autonomie par rapport à l’État colonial, puis postcolonial, et a construit une sociologie du travail, de l’obéissance et de la solidarité qui transcende les cadres classiques de l’islam confrérique.
L’interpolarité relationnelle du mouridisme – sa capacité à mettre en rapport des sphères apparemment disjointes, telles que le religieux, l’économique, le politique et le social – est précisément ce qui fait sa force. Mais cette même interpénétration ouvre la voie aux détournements. Lorsque la logique du marché, de la politique-spectacle et des médias numériques s’invite dans l’espace du Magal, la frontière devient poreuse. Les valeurs initiales peuvent être subverties au profit d’autres logiques.
Les exemples relevés cette année abondent. Dans les médias sociaux, on a vu défiler des “looks du Magal” présentés comme dans un défilé de mode. Des influenceuses, drapées de tenues luxueuses, se sont affichées devant les caméras en transformant la marche vers la mosquée en tapis rouge. Des célébrités ont transformé leurs déplacements en événements promotionnels, jusqu’à sponsoriser leur présence au Magal comme s’il s’agissait d’une marque déposée. Certains médias audiovisuels, accrédités pour couvrir les aspects religieux et spirituels de l’événement, ont préféré consacrer de longues séquences aux voitures luxueuses, aux bijoux exposés, aux banquets ostentatoires et aux figures politiques venues capitaliser sur la visibilité de l’événement. Les critiques des dignitaires sont ici fondées : au lieu de relayer la ferveur religieuse, les sacrifices des talibés, la mémoire de l’exil du Cheikh, la couverture s’est souvent concentrée sur l’anecdotique et le mondain. Le parallèle avec la croisette de Cannes n’est pas fortuit : c’est la transformation d’un espace sacré en scène de vanités.
La sociologie wébérienne nous aide à modéliser ce glissement. Pour Weber, l’action sociale se comprend toujours en rapport avec un système de valeurs. L’action peut être rationnelle en finalité (guidée par des buts utilitaires), rationnelle en valeur (guidée par une croyance en la valeur intrinsèque d’un acte), affective (guidée par l’émotion), ou traditionnelle (guidée par l’habitude). Le Magal, dans son essence, est une action rationnelle en valeur : les fidèles marchent, prient, sacrifient, non pas parce qu’ils en tirent un profit immédiat, mais parce que l’acte a une valeur spirituelle en soi. Or, la croisettisation introduit une logique d’action rationnelle en finalité : les participants s’exposent pour gagner en notoriété, pour obtenir des abonnés, pour séduire une clientèle politique ou commerciale. On passe ainsi d’une orientation vers le transcendant à une orientation vers le calcul utilitaire. C’est là le cœur du détournement.
Ce glissement est d’autant plus significatif qu’il révèle une mutation plus large du rapport des Sénégalais à la religion et à la modernité. Nous sommes entrés dans un régime de visibilité, où exister socialement signifie se montrer. Les réseaux sociaux amplifient cette logique, et le Magal devient un décor idéal pour produire du contenu. L’espace sacré est colonisé par les caméras, les téléphones, les drones, et la mémoire religieuse se dilue dans l’instantanéité de la publication. Le sociologue doit prendre acte de cette mutation : nous assistons à l’entrée du Magal dans l’économie de l’attention mondiale. C’est un signe de son rayonnement, mais aussi de sa fragilisation. Le mouridisme, qui hier incarnait l’impossible d’une résistance spirituelle face au colonialisme, se trouve aujourd’hui confronté à un autre impossible : préserver la pureté de ses valeurs face à la marchandisation généralisée de l’existence.
Il convient aussi d’adopter une perspective épistémologique. Lorsque les dignitaires parlent de “retour d’expérience” (REX), ils se placent dans une logique de régulation interne visant à rappeler aux acteurs sociaux le sens premier du Magal. Mais pour ma part, ce REX constitue bien davantage : il est la base même de cette réflexion, car il est issu de mes propres observations en tant qu’observateur-participant du Magal 2025. Mon immersion dans l’événement ne m’a pas seulement permis de voir et d’entendre, mais de ressentir et d’interpréter les déplacements de sens à l’œuvre dans cette phénoménologie sociale singulière. Ce texte est donc écrit à partir d’une expérience vécue, où l’analyse s’articule à l’observation directe.
Le Magal ne peut en effet être réduit à une simple cérémonie religieuse, ni aux catégories classiques de la sociologie des religions telle qu’élaborée en Occident. Il possède une extraterritorialité qui impose d’autres instruments d’intelligibilité, et c’est à travers Weber que je choisis de le lire. La phénoménologie sociale mouride se déploie selon une interpénétration des sphères – religieuse, économique, politique, médiatique – que Weber lui-même n’avait pas anticipée. Mon expérience d’enseignant de Weber à l’Université d’Ottawa entre 2007 et 2011 m’a montré que l’une des grandes forces de son cadre théorique réside dans la capacité à comprendre les actions sociales à partir de leurs orientations axiologiques. Mais ce que j’ai constaté sur le terrain à Touba en 2025, c’est que ces orientations peuvent aujourd’hui se déplacer avec une rapidité fulgurante, sous l’effet des médiatisations contemporaines et de l’économie de la visibilité.
L’interpolarité relationnelle du mouridisme – cette faculté unique à relier le sacré et le profane, l’économie et la spiritualité, l’individuel et le collectif – apparaît dès lors à la fois comme une force et une fragilité. Elle est une force car elle permet au mouridisme de dialoguer avec la modernité mondiale, de l’intégrer sans se dissoudre. Mais elle devient aussi une fragilité, car cette ouverture crée des brèches où s’engouffrent les logiques du spectaculaire, de l’ostentation et de la consommation. Le REX, tel que je le conçois à partir de ma propre expérience, permet de comprendre que ce qui se joue ici n’est pas un simple détail médiatique, mais une reconfiguration axiologique profonde qui met en tension l’essence même du Magal.
En ce sens, les critiques des dignitaires ne doivent pas être interprétées comme un simple conservatisme religieux. Elles relèvent d’une conscience aiguë de la menace qui pèse sur l’essence même du Magal. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité de maintenir une orientation vers des valeurs transcendantes dans un monde où tout tend à être absorbé par la logique marchande et spectaculaire. Le Magal, comme tout rituel religieux, n’échappe pas à cette tension. Mais la particularité du mouridisme est d’avoir toujours réussi à transformer l’impossible en possible : hier, l’impossible de résister au colonialisme ; aujourd’hui, l’impossible de résister à la marchandisation des rituels. C’est pourquoi ce REX prend une portée historique. Il s’agit moins de sanctionner tel ou tel média que de rappeler le sens premier du Magal, et de préserver sa dimension spirituelle contre les détournements de valeurs.
La croisettisation du Magal est donc plus qu’une dérive médiatique : c’est un symptôme de la transformation globale des sociétés contemporaines. Elle révèle la fragilité des espaces sacrés face aux logiques de la visibilité, mais aussi la capacité des dignitaires à réagir et à redéfinir les orientations de valeurs. En mobilisant Weber, nous comprenons que le Magal n’est pas condamné à se banaliser. C’est dans la vigilance axiologique, dans le rappel constant des finalités transcendantes, que se joue sa survie comme rituel spirituel. L’avenir du mouridisme dépendra de sa capacité à gérer cette interpénétration des sphères, à canaliser l’énergie des fidèles sans laisser les logiques spectaculaires dominer. Car si le Magal devenait une croisette, il perdrait ce qui fait sa singularité : être l’impossible devenu possible, la spiritualité devenue force sociale, la mémoire devenue avenir.
Note sur l’auteur:
Dr. Moussa Sarr, professeur et chercheur en sociologie, a enseigné la pensée de Max Weber et l’analyse wébérienne à l’Université d’Ottawa entre 2007 et 2011. Spécialiste des orientations axiologiques et des phénoménologies sociales extraterritoriales, il travaille sur les dynamiques religieuses et les détournements de valeurs dans les sociétés contemporaines.
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