Dans un contexte d’insécurité croissante au Sahel et en Afrique, le Timbuktu Institute a publié deux rapports récents analysant les dynamiques conflictuelles et leurs répercussions transfrontalières. Après le premier, intitulé : « La menace du JNIM dans les zones frontalières du Mali, de la Mauritanie et du Sénégal », (Avril 2025), l’Institut publie « Le JNIM à Kayes : Fragilisation économique et menace transfrontalière » (septembre 2025), met en lumière l’offensive stratégique du Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM) dans la région de Kayes, un hub économique et migratoire clé au Mali. Ce dernier rapport décrypte comment le JNIM exploite les fractures sociales et cible les infrastructures vitales pour asphyxier l’économie malienne et explore les stratégies des groupes armés à l’échelle sahélienne pour déstabiliser les États via des tentatives de blocus économiques et l’exploitation des tensions communautaires. Cette interview avec Dr. Bakary Sambe, Président du Timbuktu Institute interrogé par Senego, sur les implications de cette offensive. Comment les perturbations économiques et sécuritaires à Kayes menacent-elles le Sénégal et la Mauritanie ? Quels risques de contagion régionale émergent de la porosité des frontières et des tensions communautaires transfrontalières ? Quelles stratégies adopter pour contrer cette menace grandissante ?

Dr. Sambe, merci de nous réserver ce premier entretien. Le Timbuktu Institute a récemment publié une note sur l’offensive du JNIM dans la région de Kayes. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi cette région est devenue une cible stratégique pour ce groupe terroriste ?

Dr. Bakary Sambe : Merci pour l’opportunité d’échanges. Comme détaillé dans notre rapport de septembre 2025, Kayes est un hub économique et stratégique pour le Mali, contribuant de manière significative au PIB national, notamment grâce à sa production aurifère, qui représente environ 80 % de l’or malien. Sa position géographique à l’extrême ouest, bordée par le Sénégal, la Mauritanie et la Guinée, en fait un carrefour commercial et migratoire clé. Par exemple, la Route Nationale 1 (RN1), reliant Bamako à Dakar via Kayes et Diboli, facilite 30 % des importations terrestres du Mali, soit 2,7 millions de tonnes de marchandises par an, incluant carburant et céréales. Le JNIM cible Kayes pour perturber ces flux vitaux, comme en témoignent les attaques coordonnées du 1er juillet 2025 contre cinq positions militaires à Kayes et Diboli, visant à asphyxier économiquement Bamako. Notre second rapport consacrée à cette zone où nous menons une veille continue, souligne que cette stratégie s’inscrit dans une logique plus large de déstabilisation régionale, exploitant les tensions sociales et s’attaquant aux infrastructures vitales en même temps que les intérêts et investissements étrangers, pour étendre son influence.

Le JNIM semble mener un « jihad économique » en ciblant les axes logistiques comme la RN1. Quelles sont les conséquences concrètes de cette stratégie pour le Mali ?

Dr. Bakary Sambe : Nos rapports mettent en évidence une stratégie délibérée du JNIM pour paralyser l’économie malienne en ciblant des axes logistiques vitaux comme j’ai eu à l’expliquer. Par exemple, le sabotage de la RN1 le 31 août 2025, où des engins de chantier de l’entreprise chinoise COVEC ont été incendiés, a perturbé la réhabilitation de cette route essentielle, limitant les échanges commerciaux transfrontaliers. De même, les attaques du 1er juillet 2025 à Diboli, à 1,3 km de la frontière sénégalaise, ont visé des infrastructures sécuritaires, paralysant temporairement le trafic. Ces actions ont provoqué une insécurité alimentaire accrue, touchant 1,52 million de personnes à Ménaka et ailleurs, et une hausse des prix des biens essentiels. Le blocus – réel ou supposé – annoncé le 3 septembre 2025, interdisant l’acheminement de carburant depuis le Sénégal, la Mauritanie, la Côte d’Ivoire et la Guinée, accentue cette crise. Comme notre second rapport l’indique, en forçant une dépendance sur des routes secondaires souvent sous contrôle insurgé, le JNIM renforce son emprise financière via des taxes sur les réseaux informels, affaiblissant davantage l’État malien en cherchant surtout à en délégitimer les autorités avec la persistance de l’insécurité.

Vous mentionnez dans votre note des attaques contre des intérêts économiques étrangers, notamment chinois. Quel est l’objectif du JNIM derrière ces actions ?

Dr. Bakary Sambe : Le premier rapport souligne que le JNIM cible les intérêts économiques étrangers pour saper les finances de l’État malien et décourager les investissements. En juillet-août 2025, le groupe a attaqué sept sites industriels étrangers à Kayes, dont la Diamond Cement Factory, où trois Indiens ont été kidnappés. Ces raids visent des secteurs clés comme les mines d’or à Bafoulabé, le long de la RN22, un corridor logistique vital. En perturbant ces activités, le JNIM vise à priver Bamako de revenus essentiels, car Kayes représente 80 % de la production aurifère malienne. Ces attaques ciblent aussi des partenaires comme la Chine, qui a investi 2,5 milliards USD au Mali entre 2000 et 2020, selon l’American Enterprise Institute. Notre second rapport note que cette stratégie vise à miner la légitimité du gouvernement malien, accusé de ne pas sécuriser ses partenaires, isolant Bamako sur la scène internationale tout en finançant les opérations du JNIM via l’extorsion et le contrôle des marchés illicites, comme l’or et le bétail. Malgré les débats au sein de la Katiba Macina, l’intérêt croissant du chef terroriste, Abou Leith Al-Lîby pour la région connu pour être un des plus grands experts en matière de prise d’otages, inquiète l’État et les acteurs économiques investissant dans la zone.

Le JNIM impose des blocus, comme à Kayes et Nioro-du-Sahel. Comment cela pourrait-il affecter le commerce transfrontalier avec le Sénégal ?

Dr. Bakary Sambe : Nos analyses montrent que le blocus annoncé le 3 septembre 2025 par Abou Houzeifa Al-Bambari, ciblant Kayes et Nioro-du-Sahel, perturbe gravement le corridor Bamako-Dakar, qui facilite 70 % des importations maliennes via le port de Dakar. L’interdiction d’acheminement de carburant et la suspension des activités de Diarra Transport, par exemple, illustrée par l’incendie d’un bus près de Karangana le 5 septembre et de trois camions-citernes sur la route Bamako-Kayes les 5-6 septembre, ont réduit les échanges transfrontaliers. L’Union des transporteurs routiers du Sénégal (UTRS) aurait d’ailleurs annoncé la possible suspension de ses trajets dès le 2 juillet 2025 en réponse à ces menaces, augmentant les coûts de transport et des biens essentiels au Sénégal. Comme, déjà, indiqué dans notre premier rapport en avril dernier, ces perturbations menacent les exportations maliennes, comme l’or, le bétail et le bois, transitant par Dakar, et renforcent les réseaux informels contrôlés par le JNIM, affectant l’économie sénégalaise.

Le rapport évoque, aussi, des risques de contagion régionale, notamment pour le Sénégal et la Mauritanie. Quels sont les principaux dangers à court terme ?

Dr. Bakary Sambe : Nos deux rapports soulignent la porosité des frontières comme un facteur de risque majeur. Au Sénégal, les incidents près de Diboli et Melgué, comme les attaques du 1er juillet 2025, montrent un risque d’infiltration du JNIM vers l’Est du pays. La pression sur Nioro-du-Sahel, où réside le Chérif Bouyé Haïdara, influent en Mauritanie, pourrait envenimer les tensions communautaires, notamment dans les régions des Hodhs et de l’Assaba. Par exemple, sentant cette pression, des internautes mauritaniens sont même allés jusqu’à appeler à une intervention militaire pour protéger le Chérif, illustrant la sensibilité transfrontalière. Le second rapport met en garde contre la perturbation du commerce, comme le blocus de Kayes, qui favorise les trafics illicites et la contrebande, renforçant les réseaux criminels. Sans coopération régionale, ces dynamiques risquent une contagion de l’insécurité, mettant sous pression les capacités sécuritaires du Sénégal, déjà mobilisées par le déploiement du Garsi à Goudiri.

Vous y faites souvent allusions dans le rapport. Comment le JNIM exploite-t-il, alors, les tensions sociales à Kayes, comme les conflits liés à l’esclavage par ascendance, pour asseoir son influence ?

Dr. Bakary Sambe : Notre premier rapport avait pu détailler comment le JNIM exploite les fractures sociales à Kayes, notamment les conflits liés à l’esclavage par ascendance dans des communes comme Oussoubidiagna, où les tensions entre les « lambé » (considérés comme nobles) et le Collectif des Sans-Papiers ont pu créer des griefs qui ont été exploitables ailleurs. Ces conflits, parfois marqués par des affrontements et des expropriations de terres, sont amplifiés par la circulation d’armes et les influences modernes via les réseaux sociaux et certaines diasporas, révoltées par des positions encore conservatrices. Le JNIM utiliserait ces divisions pour pouvoir, peut-être, dans le futur, faciliter le recrutement local, bien que celui-ci soit limité par la résilience économique garantie par les revenus liés à la migration. Mais, notre second rapport note que cette stratégie s’inscrit dans une logique régionale d’exploitation des tensions, comme à Farabougou, où, après sa prise en août 2025, le JNIM a imposé la zakat et des règles strictes, se positionnant comme une autorité alternative pour affaiblir, progressivement, la cohésion communautaire.

Quelles solutions proposez-vous pour contrer cette offensive du JNIM et limiter ses répercussions régionales ?

Dr. Bakary Sambe : Nos rapports insistent sur la nécessité d’une coopération régionale renforcée, allant au-delà de la seule approche strictement sécuritaire, entre le Mali, le Sénégal et la Mauritanie, mais axée aussi sur le partage de renseignement et la sécurisation des corridors comme la RN1. Par exemple, le déploiement du Garsi dans la zone de Goudiri et environs doit s’accompagner d’une meilleure intelligence sociale pour intégrer les dynamiques socioculturelles locales. À Kayes, il faut renforcer les mécanismes endogènes de médiation, comme ceux portés par les chefs de village, les familles neutres et les jeunes volontaires communautaires, qui, malgré leur efficacité, sont compromis par une certaine polarisation, comme noté dans notre premier rapport. Nos différentes études recommandent des stratégies préventives assumées intégrant les griefs socioreligieux et économiques pour contrer l’exploitation des fractures sociales par le JNIM. Sans ces mesures et une coopération transfrontalière, l’insécurité croissante, illustrée par la prise annoncée de Farabougou ou le blocus de Kayes remis en question par les autorités, risque d’isoler Bamako et de déstabiliser la sous-région ouest-africaine, plus particulièrement les pays voisins. Le Sénégal et ses partenaires devraient d’ailleurs voir dans quelle mesure travailler davantage sur le renforcement de la résilience au-delà des mesures strictement sécuritaires car nous ne sommes pas dans le schéma d’une guerre classique mais, qu’on fait face à la complexité d’une menace asymétrique.

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